Traversée
Certes, il m'a plu souvent qu'une doctrine et même qu'un système complet de pensées ordonnées justifiât à moi-même mes actes; mais parfois je ne l'ai plus pu considérer que comme l'abri de ma sensualité.
Gide
La brume se dissipe peu à peu et l'île surgit, noire, dans un éblouissement de lumière argentée. Encore deux bords et je pourrais virer autour de Men Gwennic. Je contourne la balise au moment précis où une risée vient sur moi. Le flotteur tribord décolle et m'oblige à sortir au trapèze. Le vent s'est enfin levé. Il chasse les derniers rubans de brume. L'île est si belle dans le soleil !
J’affale la grand-voile, le catamaran se pose doucement sur le sable. Un vol de gravelots s'enfuit au bout de la plage. La marée descend, elle me laisse douze heures …
Et je le vois. Il arrive, son chevalet sous le bras. Sa longue silhouette fine descend d'un pas souple vers la plage. Il a du peindre tôt ce matin. Je m'inquiète : a-t-il attrapé froid ? L'humidité …
Il a senti mon inquiétude. Il lève le bras, me fait signe et accélère sa marche, pourtant si lente encore.
Comme à chaque fois, je lâche la bôme, le safran, les écoutes et saisie d'angoisse et de frénésie me précipite. Je cours vers lui. Il pose son chevalet dans l'herbe et m'enveloppe de ses longs bras.
"Tu n'aurais pas du prendre la mer ce matin. Du brouillard, pas de vent …" Et voila ! Ce reproche coupe court à celui que j'allais lui faire. Son sourire me rassure, son regard est toujours si vif !
Il m'accompagne au bateau et tandis que je range mon matériel, il croque une aigrette immaculée. Planté ainsi, debout au ras de l'eau sur ses longues jambes minces, et s'affairant du bout des doigts, il ressemble au bel oiseau qu'il dessine.